Le Premier ministre britannique, David Lloyd George, dit à Aristide Briand : – Vous autres, Français, vous êtes des vaniteux. Mais prenez garde, entre la vanité et le ridicule, il n’y a qu’un pas. Briand lui répond : – Oui : le pas de Calais. Cette répartie célèbre ne serait plus possible aujourd’hui. La vanité ridicule est en train de miner sourdement l’ensemble des démocraties occidentales, par delà la Manche et même l’Atlantique. Leur vanité qui consiste à s’ériger en détentrices de la morale planétaire, à se proclamer juges du bien et du mal, à exercer de manière unilatérale l’usage de la force au nom du droit, devient ridicule à force de contradictions et d’échecs.
Il faut désormais prendre garde à la conséquence redoutable de ces errements qui pourraient conduire logiquement à douter de la démocratie. Celle-ci à force de faux-semblants et d’inefficacité pourrait n’être plus “le pire des régimes à l’exception de tous les autres”, selon le mot de Churchill, mais une impasse historique qui n’aura fait connaître à une génération qu’un bonheur superficiel et éphémère.
La démocratie s’est répandue dans le monde non par la séduction mais par la violence des guerres et des révolutions. Son idée essentielle repose sur la souveraineté des peuples, sur la capacité de ces derniers à choisir leurs dirigeants et à exiger d’eux qu’ils agissent avec l’assentiment des citoyens et pour le bien de la nation qui les rassemble. Dès lors que que cette condition est réalisée, la guerre et les révolutions sont bannies. C’est l’optimisme qu’on trouve depuis le Projet de Paix Perpétuelle de Kant jusqu’à La Fin de l’Histoire de Fukuyama. Une part plus ou moins grande de démocratie directe, telle qu’elle est pratiquée en Suisse, est indispensable pour répondre un tant soit peu à cette exigence.
La liberté et l’égalité des citoyens sont évidemment nécessaires pour que la désignation des dirigeants et la politique qu’ils mènent soient le plus possible maîtrisées par les électeurs, sans discrimination entre eux ni entrave à leur information. L’Etat de droit n’est qu’une conséquence subalterne du système : il y a une hiérarchie des normes qui exige le respect des règles depuis la plus légitime jusqu’à la plus infime pour autant qu’elle lui obéisse. Chaque citoyen peut s’en prévaloir et agir en justice pour que les personnes et les pouvoirs s’y soumettent. C’est ainsi qu’il assure sa protection, cette sûreté dont Montesquieu disait qu’elle était la première liberté chez un citoyen. Ce système bute évidemment sur la question de savoir quelle est la plus légitime : la démocratie ne peut la concevoir que comme celle qui a été voulue par le peuple, c’est à dire par une majorité des citoyens d’une nation qui est dotée d’un Etat. L’existence de dictatures soutenues par une majorité du peuple, l’oppression des minorités et des individus au sein de tels régimes, ont conduit à instaurer dans la continuité du “droit naturel” un droit supérieur à la volonté populaire.
Cette bonne intention a engendré un équilibre momentané : les démocraties étaient “libérales”, c’est-à-dire limitées par l’affirmation constitutionnelle de libertés fondamentales accordées aux personnes que la volonté populaire ne pouvait remettre en cause. Mais ce système était aussi fragile : face à l’horreur d’Auschwitz ou du Goulag, il était globalement satisfaisant. Il n’était pas nécessaire d’entrer dans les détails. La “Vie des Autres” n’était pas espionnée, envahie, persécutée à Berlin-Ouest comme elle l’était à Berlin-Est.
Mais les vers étaient déjà dans le fruit. C’est la méfiance à l’égard du peuple qui les a fait naître. Celle-ci s’exprime aujourd’hui sans complexe par l’emploi méprisant du mot “populisme”, comme si le peuple n’était légitime qu’en respectant l’orientation voulue par une minorité. Par peur des excès de la majorité, on a donc fait évoluer les démocraties libérales vers des non-démocraties et cela de trois façons : d’abord, le “droit” supérieur, non démocratique, s’est étendu à l’infini, s’est répandu dans de multiples textes, déclarations et traités qui s’imposent aux peuples par l’intermédiaire d’institutions, de tribunaux, supranationaux, qui n’ont pas d’ailleurs toujours les moyens de se faire respecter ; ensuite, la pression exercée d’en-haut et de l’extérieur a introduit dans les édifices juridiques nationaux des normes conformes à celles qui dominent dans les instances internationales (Le Préambule de la Constitution française qui aurait dû se contenter de la Déclaration de 1789 n’a cessé de grossir avec la possibilité pour un Conseil Constitutionnel non élu de l’interpréter pour limiter à sa guise la volonté des parlementaires représentant le peuple) ; enfin, la protection des minorités est devenue prioritaire par rapport à l’exercice de la volonté populaire, majoritaire.
Sans toujours en prendre conscience, la “démocratie libérale” avait révélé son vrai visage, celui d’une oligarchie qui s’est, petit-à-petit, caricaturée elle-même. Après la guerre et la victoire sur le nazisme, il y avait dans les gouvernements occidentaux, une élite qui avait été sélectionnée par la guerre et la résistance, qui faisait face à la reconstruction, à la guerre froide, aux difficultés créées par la fin des empires coloniaux. C’est cette élite qui a disparu.
Comme souvent dans l’histoire, une “aristocratie”, en dégénérant, accroit ses défauts et les rend insupportables. Qui pourrait sérieusement mettre au même niveau Eisenhower et Biden, Adenauer et Mme Merkel, Churchill et Boris Johnson, de Gaulle et Macron ? Ce qui était une défiance compréhensible à l’égard du vote populaire qui avait permis l’accession d’Hitler au pouvoir est devenu un procès des peuples au nom de valeurs décrétées par un microcosme composé de gens qui précisément ont pour point commun de ne pas vivre comme la majorité des peuples : communicants, journalistes, “cultureux”, activistes associatifs, richissimes hommes d’affaires, et politiciens. Ces derniers sont soumis aux modes qui règnent dans ce village planétaire qui pourrait s’appeler Davos.
Que les idées prônées soient favorables aux minorités capables d’influencer leur sphère et de renverser le bon sens populaire, de contredire la relative lucidité des peuples sur leur intérêt, dès lors qu’ils sont informés de manière sérieuse, ne les émeut pas : leur position semble les préserver de tout risque. Leur savoir, leur compétence technique sur des problèmes comme la préservation de la nature ou la maîtrise de l’économie fondent à leurs yeux la légitimité de leur pouvoir et nourrit leur mépris à l’encontre de l’ignorance des peuples.
Or nous vivons une époque où l’accumulation des fautes commises par les gouvernements “démocratiques”, leur imprévision, leurs contre-sens dissipent l’illusion : ils sont incompétents, et d’autant plus qu’ils sont arrogants et apparemment sûrs d’eux : Macron est sans doute la figure emblématique de cette dérive ! (à suivre)
Par Christian Vanneste le 4 septembre 2022